Portrait

Yves Crausaz, le digne disciple d’Epicure

C’est un homme tout en mesure, conscient de ses qualités, mais jamais arrogant. Au bénéfice d’une expérience de 40 ans dans la gestion d’actifs et d’une culture financière unique, il est aussi rigoureux dans ses activités qu’il est chaleureux dans ses relations. Il sait maintenir un sain équilibre entre ses engagements professionnels et une vie personnelle très riche. Yves Crausaz a repris avec bonheur la direction du département de l’Asset Management il y a tout juste un an.
| Par Nicolas Gay-Balmaz, BCV

Yves Crausaz n’a aucun goût pour les mangas ou les romans à l’eau de rose. Lorsqu’il se plonge dans un ouvrage – en vacances comme au travail –, il est toujours question de finance. Des investisseurs de légende, il a lu tous les livres. Un coup d’œil à la bibliothèque de son bureau en témoigne.

Mais le voici qui revient du distributeur de boissons, un soda d’une marque centenaire à la main, produit phare d’une société américaine qui continue de faire la fortune de Warren Buffett. Mieux vaut éviter de l’orienter sur ce terrain. Il pourrait conter les faits d’armes de l’oracle d’Omaha une nuit durant.

La force tranquille

Ce qui frappe de prime abord chez Yves Crausaz, c’est sa démarche bonhomme, son visage ouvert et son regard pétillant. Affable, jamais à court d’une anecdote financière ou d’une bonne histoire qu’il délivre dans un langage mâtiné d’expressions locales, il aurait représenté avec bonheur l’allégorie de la force tranquille dans un tableau de la Renaissance.

En réunion, sur le site de Saint-François.

Peut-être jouera-t-il les modèles pour une peintre de talent dans une autre vie, car, pour l’heure, il a d’autres occupations. Depuis un an, Yves Crausaz dirige en effet le département de l’Asset Management de la BCV. Une consécration pour cet encyclopédiste des marchés financiers, qui conjugue désormais sa passion de l’investissement avec des responsabilités à la hauteur de sa longue expérience dans la gestion.

«Ne jamais donner de leçons»

Lorsqu’il accepte de relever le défi, en octobre 2024, Yves Crausaz n’arrive pas en terrain inconnu. Pendant six ans, il a dirigé le secteur Active Advisory du Private Banking, situé à proximité des équipes de l’Asset Management, dont il connaît le professionnalisme. La majorité des clients institutionnels de la Banque lui étaient aussi familiers. Sa carrière l’a conduit du conseil aux institutions, d’abord à la BCV, puis chez Lombard Odier, à la gestion d’un groupement de caisses de pensions chez Retraites Populaires. Il a ainsi expérimenté les deux côtés de la gestion institutionnelle.

Ce double regard renforce sa crédibilité. De quelque côté qu’il fût du miroir, sa ligne de conduite est restée constante: «ne jamais donner de leçons, chercher la solution la plus adaptée et respecter la confiance accordée.»

Un quotidien très rythmé

Responsable d’un portefeuille d’actifs de près de 25 milliards de francs, il assume sa mission avec enthousiasme. Superviser la gestion des fonds de placement et des mandats institutionnels, échanger régulièrement avec les responsables de portefeuille, veiller à la cohérence des décisions d’allocation en étroite collaboration avec la Politique d’investissement rythment son quotidien. S’y ajoute la relation client: répondre aux imprévus, ménager les sensibilités dans la période actuelle de taux bas, participer aux conseils de fondation des caisses de pensions et développer la prospection pour décrocher de nouveaux mandats.

Lors d’une sortie dans le Piémont, alliant sport et gastronomie.

Développer des poches d’excellence

Quand on évoque les défis auxquels est confronté son département, impossible de ne pas évoquer la gestion indicielle qui est un axe de développement stratégique de la BCV. Peu coûteuse et transparente, elle répond aux attentes croissantes d’investisseurs institutionnels de plus en plus professionnels, épaulés par des consultants. La BCV s’y est installée, consciente qu’il s’agit d’un passage obligé. Mais la différenciation se joue dans des «poches d’excellence» qui font la réputation de la Banque: l’immobilier coté et les actions suisses, où l’expertise est reconnue; les actions émergentes, encore discrètes, mais performantes; des solutions innovantes, comme l’or physique traçable, ainsi que la réplication de hedge funds; enfin, l’obligataire, qui reste un domaine d’expertise malgré des taux durablement bas. «L’objectif, résume Yves Crausaz, c’est de développer de petites équipes capables de réaliser des choses extraordinaires.»

Les marchés, école de l’humilité

S’il ne se départit jamais de sa bonne humeur, Yves Crausaz ne nie pas la pression inhérente à sa fonction. «Une grosse partie des actifs que nous gérons constituent, au bout du compte, la retraite de milliers de personnes.» Cela impose beaucoup de prudence, de discipline et un grand sens des responsabilités, d’autant que, rappelle-t-il avec humilité, «la seule chose que nous ne maîtrisons pas dans nos métiers, c’est l’évolution des marchés». L’expérience, la théorie financière et les outils modernes de gestion permettent d’objectiver les choix, mais ils ne remplacent ni le bon sens ni la capacité à se remettre en question. «Il faut avoir des convictions, mais jamais de certitudes», insiste-t-il, évoquant quelques anomalies récentes, qui défiaient toute logique pour les investisseurs comme pour la littérature financière, telles que les taux négatifs ou le pétrole coté au-dessous de zéro.

Une vie familiale extraordinaire

Ses responsabilités ne l’empêchent pas pour autant de dormir et il se fait un point d’honneur, une fois la porte de son bureau refermée, de laisser ses soucis professionnels derrière lui. Sa vie personnelle a renforcé cette capacité de recul. Marié et père de deux enfants, il évoque avec fierté sa fille Margaux, qui achève ses études de médecine. Mais c’est l’accompagnement de son fils Sydney, atteint d’autisme, qui a le plus profondément chamboulé ses équilibres. Diagnostiqué très jeune, jamais scolarisé, Sydney a longtemps mobilisé toute l’énergie familiale. Son épouse a mis sa carrière au placard et, ensemble, ils ont consacré des moyens importants pour lui offrir un cadre de vie adapté. Cette expérience les a conduits à s’engager au sein d’Autistes Suisse romande, association qu’Yves Crausaz a présidée durant un peu moins d’une décennie. «Quand tu veux donner une chance à ton enfant, tes rêves de voiture de sport, de voyage ou de déménagement deviennent secondaires», confie-t-il. Aujourd’hui, à 25 ans, Sydney a trouvé un équilibre, entre une activité dans un atelier de vannerie et quelques nuits dans une institution. De cette vie familiale «un peu atypique», Yves Crausaz a retiré une capacité à relativiser. «Je ne me suis jamais pris la tête pour une raie sur ma voiture», conclut-il un peu abruptement.

Margaux, Eliane, Sydney et Yves lors d’un safari en Tanzanie.

Yves Crausaz (en bas tout à droite) en 1991. Une photo pour la postérité avec le FC Le Mont.

Le goût des bonnes choses et la passion du sport

Hors de la sphère familiale, Yves Crausaz cultive un intérêt marqué pour la gastronomie et les bons vins dans une approche très épicurienne. Il est aussi un grand amateur de sport et pratique le vélo, de préférence avec quelques amis. Ancien joueur du FC Le Mont, il a laissé, dans le milieu du football régional, le souvenir d’un milieu de terrain rugueux qui, selon des sources de première main, reculait dans le terrain à mesure que son club montait dans les ligues. Depuis qu’il a raccroché les crampons, Yves Crausaz vit au rythme de l’ascenseur émotionnel des prestations du Lausanne-Sport et du Lausanne Hockey Club qu’il soutient assidûment.

Et demain?

À l’approche de ses 60 ans, Yves Crausaz envisage la suite avec pragmatisme. Sa priorité est d’apporter stabilité et continuité, de transmettre son expérience et de développer les compétences de ses équipes pour renforcer la position de la BCV dans le paysage institutionnel. Plus tard, il se voit volontiers accompagner une fondation ou comité de placement, tout en s’accordant plus de temps pour voyager avec son épouse. Pas de plan arrêté, mais une certitude: la passion des marchés continuera de l’animer.